VI

De la ville plongée encore dans les ténèbres sous les nuages grisâtres de l’aube lente leur parvenaient des bruits lointains, confus, de trompettes et de crécelles, portés et emportés par la brise. La fête se poursuivait dans les tavernes et les baraques foraines dont les lumières commençaient à s’éteindre sans que les noctambules masqués eussent pensé à rafraîchir leurs travestis qui dans la clarté grandissante perdaient peu à peu leur drôlerie et leur éclat. Après une longue et calme navigation, la barque s’approcha des cyprès d’un cimetière. « Vous pourriez prendre ici votre petit déjeuner tranquillement », dit le batelier accostant à une rive. Ils passèrent à terre couffins, corbeilles et bouteilles. Les dalles mortuaires étaient comme les tables sans nappesd’un vaste café désert. Et le vin de la Romagne, s’ajoutant à ceux qu’ils avaient déjà bus, redonna aux voix une animation joyeuse. Le Mexicain, tiré de sa torpeur, fut invité à raconter une nouvelle fois l’histoire de Montezuma, qu’Antonio avait mal entendue la veille, car il était assourdi par la clameur des masques. « Magnifique pour un opéra ! », s’écriait le Rouquin de plus en plus attentif au récit du conteur qui, entraîné par son verbe, prenait un ton dramatique, gesticulait, changeait de voix en des dialogues improvisés, finissant par s’identifier aux personnages. « Magnifique pour un opéra ! Rien n’y manque. Les machinistes ne chômeront pas. Il y a un rôle brillant pour la soprano, cette Indienne amoureuse d’un chrétien, que nous pourrions confier à une de ces jolies chanteuses qui... — Oui, nous savons que tu ne t’en prives pas..., dit Georg Friedrich. — Et il y a aussi, poursuivait Antonio, ce personnage d’empereur vaincu, de souverain malheureux qui pleure sa détresse avec des accents déchirants... Je pense aux Perses, je pense à Xerxès :

C’est donc moi hélas ! Oh douleur !
Oh ! misérable qui serai
né pour perdre ma race
avecque ma patrie...

— Xerxès, laisse-le-moi, dit Georg Friedrich de mauvaise humeur. Ce genre de héros, c’est mon affaire. — Tu as raison, dit le Rouquin montrant du doigt Montezuma, voilà un personnage plus original. Je verrai comment le faire chanter un de ces jours sur la scène d’un théâtre. — Un prêtre qui se mêle de monter un opéra ! s’écria le Saxon, il ne manquait plus que ça pour achever de prostituer cette ville. — Si je le fais, je m’arrangerai pour ne pas coucher avec des Almires ou des Agrippines, comme d’autres, dit Antonio en étirant son nez pointu. — Merci pour l’allusion... —Je suis de plus en plus fatigué des sujets faisandés. Que d’Orphées, d’Apollons, d’Iphigénies, de Didons et de Galatées ! Il faudrait chercher des sujets nouveaux, des milieux différents, d’autres pays, je ne sais... Porter sur scène la Pologne, l’Ecosse, l’Arménie, la Tartarie. D’autres personnages : Guenièvre, Cunégonde, Grisélidis, Tamerlan ou Skanderberg l’Albanais qui donna tant de fil à retordre aux maudits Ottomans. Il souffle un vent nouveau. Le public en aura bientôt pardessus la tête des bergers amoureux, des nymphes fidèles, des chevriers sentencieux, des divinités maquerelles, des couronnes de laurier, des péplums mités et des manteaux de pourpre déjà portés la dernière saison. — Pourquoi n’écrivez-vous pas un opéra sur mon aïeul Salvador Golomón ? insinue Filomeno, voilà un sujet nouveau. Avec décor de plages et de palmiers. » Le Saxon et le Vénitien éclatèrent de rire avec un ensemble si cocasse que Montezuma prit la défense de son domestique : « Je ne vois pas que cette idée soit si extravagante : Salvador Golomón s’est battu contre des huguenots, ennemis de sa foi, comme Skanderberg a lutté pour la sienne. Si un créole de mon pays vous semble barbare, on peut en dire autant d’un Slavon d’en face. » (Ce disant il montrait l’endroit où devait se trouver l’Adriatique, d’après la boussole de son entendement passablement détraquée par les verres de rouge qu’il avait siffles pendant la nuit.) « Mais... qui a vu un nègre protagoniste d’un opéra ? dit le Saxon : Les nègres sont bons pour les mascarades et les intermèdes. — De plus un opéra sans amour n’est pas un opéra, dit Antonio, mais les amours d’un nègre et d’une négresse feraient rire ; et ceux d’un nègre et d’une blanche sont impossibles, du moins au théâtre. — Minute ! dit Filomeno, dont le vin de la Romagne faisait de plus en plus hausser le ton, on m’a raconté qu’en Angleterre le drame d’un More, général d’une grande bravoure qui s’est épris de la fille d’un sénateur vénitien, obtient un grand succès. Son rival en amour, envieux de sa bonne fortune, dit même de lui qu’il ressemble à un bouc noir monté sur une blanche brebis — ce qui soit dit en passant donne d’habitude de mignons chevreaux noir et blanc. — Je ne veux pas entendre parler de théâtre anglais, dit Antonio, l’ambassadeur d’Angleterre... — Mon grand ami , fit remarquer le Saxon... — ... L’ambassadeur d’Angleterre m’a raconté des pièces que l’on joue à Londres et qui saisissent d’horreur. On n’a jamais vu rien de pareil dans les baraques des charlatans ni à la lanterne magique, ni sur les images que vendent les aveugles. » Ce fut alors, dans l’aube qui peu à peu blanchissait le cimetière, une longue évocation, à faire dresser les cheveux sur la tête, de massacres, de fantômes, d’enfants assassinés ; un seigneur a les yeux arrachés à la vue du public par un duc de Cornouailles qui les piétine ensuite à la façon des danseurs espagnols de zapatéado ; il y a la fille d’un général romain dont on arrache la langue et coupe les mains, une fois violée, le tout couronné par un banquet où le père offensé, manchot à la suite d’un coup de hache donné par l’amant de sa femme, fait manger à une reine des Goths, déguisé en cuisinier, un pâté farci avec la chair de ses deux enfants, saignés peu auparavant comme des porcs la veille d’une noce villageoise.., « Quelle horreur!, s’écria le Saxon. Mais le plus répugnant c’est d’avoir utilisé la chair de la face, nez, oreilles et gorge, comme le recommandent les traités d’art de découper les viandes pour les fins morceaux du gibier... — Et une reine des Goths a mangé ça ?, demanda Filomeno avec une arrière-pensée. — Comme je mange moi-même cette croustade », dit Antonio mordant celle, une de plus, qu’il venait de prendre dans le panier des nonnettes. « Et l’on dira que ce sont là mœurs de nègres ! », pensait le Noir pendant que le Vénitien, savourant une tranche de hure de sanglier marinée dans le vinaigre, l’origan et le poivron, faisait quelques pas et s’arrêtait soudain devant une tombe voisine qu’il regardait depuis un moment parce qu’on y lisait un nom d’une sonorité inhabituelle en ces contrées. « IGOR-STRA-VINSKI, dit-il en détachant les syllabes. C’est bien lui, dit le Saxon en faisant de même, il a voulu reposer dans ce cimetière. Bon musicien, dit Antonio, mais bien dépassé parfois. Il s’inspirait des thèmes traditionnels : Apollon, Orphée, Perséphone... Ça n’en finira donc jamais? — Je connais son Œdipus Rex, dit le Saxon, certains pensent que le finale de son premier acte : Gloria, gloria, gloria, Œdipodis uxor! fait penser à ma musique. — Mais comment a-t-il pu avoir l’idée saugrenue d’écrire une cantate profane sur un texte en latin?, dit Antonio. On a joué aussi son Canticum sacrum à Saint-Marc, dit Georg Friedrich, on y entend des mélismes d’un style moyenâgeux que nous avons laissé derrière nous depuis fort longtemps. — C’est que ces maîtres que l’on appelle “ modernes “ se soucient terriblement de savoir ce qu’ont fait les musiciens du passé, et ils essaient même, quelquefois, de rajeunir leur style. Nous sommes en cela bien différents. Je me fous et contrefous de savoir comment étaient les opéras, les concerts, d’il y a cent ans. Moi j’écris à ma façon, et ça suffit. — Je suis de ton avis, dit le Saxon... Mais il ne faudrait pas oublier non plus que... — Assez déconné », dit Filomeno lampant une gorgée de vin à même le goulot d’une nouvelle bouteille qu’il venait de déboucher. Et tous les quatre se mirent une fois de plus à explorer les paniers apportés de l’Ospedale della Pietà, paniers inépuisables à l’instar des cornes d’abondance de la mythologie. Mais quand on passa aux confitures de coing et aux biscuits faits par les nonnains, les derniers nuages du matin s’écartèrent et le soleil frappa en plein les dalles des tombeaux, projetant de blanches clartés sous le vert profond des cyprès. On vit de nouveau, comme agrandi par la lumière éclatante, le nom russe qui était gravé si près d’eux. Et tandis que le vin assoupissait de nouveau Montezuma, le Saxon mieux habitué à supporter la bière que le gros rouge poursuivait sur le ton d’un discutailleur assommant : « Stravinski a dit, rappela-t-il tout à coup avec perfidie... que tu avais écrit six cents fois le même concerto. — C’est possible, dit Antonio, mais je n’ai jamais composé une polka de cirque pour les éléphants de Barnum. — On verra bien des éléphants dans ton opéra sur Montezuma, dit Georg Friedrich. —Au Mexique il n’y a pas d’éléphants, répondit l’homme déguisé, tiré de sa torpeur par l’énormité de la sottise. — Pourtant des animaux de ce genre sont dessinés, avec des panthères, des pélicans et des perroquets, sur les tapisseries du Quirinal qui nous montrent les merveilles des Indes occidentales », dit Georg Friedrich, avec l’insistance de ceux qui poursuivent une idée fixe dans les vapeurs du vin. — Nous avons eu hier soir de la bonne musique, dit Montezuma pour détourner les autres d’une vaine dispute.Bah ! Une marmelade ! dit Georg Friedrich.Moi je dirais plutôt que c’était comme une jam-session », dit Filomeno en termes qui, par leur bizarrerie, semblaient divagation d’homme saoul. Et tout à coup, il prit dans son manteau, roulé près des provisions, le mystérieux objet que comme « souvenir », disait-il, lui avait offert la Cattarina del cornetto : C’était une trompette étincelante (« et d’excellente qualité », fit observer le Saxon, qui connaissait bien l’instrument) qu’il porta à l’instant à ses lèvres et, après avoir essayé l’embouchure, il la fit éclater en stridences, trilles, glissandos, lamentations aiguës, provoquant les protestations des autres, car on était venu ici pour trouver le calme, après avoir fui les fanfares du carnaval ; et puis, ce n’était pas de la musique, et même si elle avait été digne de ce nom elle n’aurait pas dû retentir dans un cimetière, par respect pour les morts qui gisaient en paix sous les dalles solennelles de leurs tombeaux. Filomeno, un peu honteux d’avoir été rabroué, cessa donc d’effrayer par ses plaisanteries les oiseaux de l’îlot qui, de nouveau maîtres de leur domaine, retournèrent à leurs madrigaux et motets en rouge-gorge majeur. Mais à présent, après avoir bien mangé et bien bu, fatigués de discussions, Georg Friedrich et Antonio bâillaient en un si parfait contrepoint qu’ils riaient parfois d’un duo involontairement réussi. « On dirait des castrats dans un opéra bouffe, disait l’homme travesti. — Des castrats? Va te faire foutre », répliquait le Prêtre, avec un geste qui, bien qu’il n’eût jamais dit la messe car il était notoire que la fumée de l’encens le faisait suffoquer et lui piquait la gorge, n’était guère seyant pour un homme d’église... Entretemps, les ombres des arbres et des tombeaux s’allongeaient. A cette époque de l’année, les jours raccourcissaient. « Il est temps de rentrer », déclara Montezuma, se disant que le crépuscule allait tomber et qu’un cimetière au crépuscule est toujours un peu mélancolique et invite à des méditations peu réjouissantes sur le destin de chacun, du genre de celles auxquelles se livrait, en des circonstances semblables, un prince du Danemark qui aimait jouer avec des têtes de mort ainsi que les gosses au Mexique le jour des Morts... Au rythme des avirons qui s’enfonçaient dans une eau si calme qu’ils la ridaient à peine des deux côtés de la barque, ils voguèrent lentement vers la grand-place. Pelotonnés sous le baldaquin à pompons, le Saxon et le Vénitien fatigués par leurs agapes dormaient avec une telle satisfaction reflétée sur le visage qu’on avait plaisir à les regarder. Quelquefois leurs lèvres ébauchaient des paroles inintelligibles, comme quand on veut parler en rêve... En passant devant le palais Vendramin-Calergi, Montezuma et Filomeno remarquèrent que plusieurs silhouettes noires, messieurs en habit, femmes voilées comme des pleureuses antiques, portaient vers une gondole noire un cercueil aux froids reflets de bronze. « C’est un musicien allemand qui est mort hier d’apoplexie, dit le batelier, s’arrêtant de ramer, on transporte maintenant ses restes dans sa patrie. On dit qu’il écrivait des opéras étranges, énormes, où apparaissaient des dragons, des gnomes et des titans, et même des sirènes qui doivent chanter au fond d’un fleuve. Pensez donc ! Chanter sous l’eau ! Notre théâtre de la Fenice n’a pas de machineries suffisantes pour présenter de tels spectacles. » Les silhouettes noires, enveloppées dans des gazes et des crêpes, placèrent le cercueil sur la gondole funéraire qui, mue par la perche des gondoliers au geste solennel se mit à naviguer vers la gare où, soufflant dans la brume, attendait la locomotive de Turner avec son œil de cyclope déjà allumé... « J’ai sommeil, dit Montezuma soudain accablé d’une immense fatigue. — Nous arrivons, dit le batelier, l’hôtellerie a une entrée sur le canal. — C’est l’endroit où viennent s’arrimer les chalands aux ordures », dit Filomeno qu’un nouveau coup de rouge avait rendu rancunier à cause de la remontrance du cimetière. « Merci de toute façon », dit Montezuma dont les paupières se fermaient si lourdement qu’il remarqua à peine qu’on le débarquait, qu’on le montait par un escalier, qu’on le déshabillait, couchait, bordait, et qu’on lui mettait plusieurs oreillers sous la tête. « J’ai sommeil, dit-il encore, va te coucher, toi aussi. — Non, répondit Filomeno, je vais, avec ma trompette, chercher un endroit où je pourrai faire du raffut... » Au-dehors la fête continuait. Actionnant leurs marteaux de bronze, les « mori » de la Tour de l’Horloge sonnaient l’heure.